La vieille du 14.

Ses dents blanches parfaitement alignées se découvraient en un rire dont l’apparente légèreté peinait à masquer la cruauté. Elle déchirait délicatement la chair tendre de son poulet de Bresse aussi facilement que la réputation de sa victime. Goguenarder, médire, mettre à nu, se gausser, tel était le passe-temps favori de Yolande Fauderche. Sous le couvert de son métier de journaliste, elle avait accès à tous les cercles sociaux qui « comptent ». Entendre par là, cette poignée d’hommes et de femmes qui façonnent la pensée française, qui nous dictent qui aimer ou détester, qui statuent sur quoi faire et comment, qui décident de la mode, qui érigent coupables ou victimes. Bien consciente de ces arrangements de l’ombre, je n’imaginais pas en ce soir de fête nationale du 14 juillet, être conviée au feu d’artifice dans les jardins de son somptueux manoir de Kerouzien, et à la réception organisée pour l’évènement.

Ma présence était la résultante de deux déceptions simultanées. La rupture par texto de celui que je croyais l’homme de ma vie. « Désolé, ça va pas l’faire, un déménageur est passé pour mes affaires en ton absence. J’ai mis les clés dans ta boite aux lettres ». Ni bonjour ni même merci pour les mois à lui laver caleçons et chaussettes.

─ Cet article est fade ! Les lecteurs veulent du sang, de la perfidie, du croustillant. Votre style est mou. Je veux du percutant demain matin dès 9h00 sur mon bureau.

Et voilà la deuxième. Dix jours de recherches, plusieurs nuits d’insomnies pour une synthèse des assises de Rennes, des heures d’écoutes de plaidoiries pour m’entendre dire quasiment que j’étais une chroniqueuse judiciaire à deux balles. J’en étais là de mes réflexions et de mon troisième mojito bien tassé quand j’entendis :

─ Isabelle ? Isabelle Ménard ? Je me retournais vers la voix nasillarde qui semblait m’interpeller. C’est moi, Clara Deschamps. Nous étions ensemble de la sixième à la terminale, puis nous étions voisines de pallier rue des Roses, lorsque je faisais mes études de médecine et toi je crois celles de journaliste. Je me rembobinais ma vie, les vapeurs de rhum brouillaient sérieusement le rétropédalage. A ma mine déconfite, elle m’évoqua des points forts de notre cheminement mutuel comme la descente en chemise de nuit par la fenêtre de ma chambre pour un exercice incendie, alors que ma serrure était coincée par des agrafes. Une blague de Lucie.

Oui Isabelle…Ménard, je me souviens. Alors quelle spécialité as-tu choisi finalement ?

─ Pédiatrie. Bon toi tu m’as l’air au 36ème dessous. Je ne vais pas te laisser faire naufrage et te noyer dans les mojitos. Viens je t’embarque à une réception chez Yolande Fauderche. THE référence de la jet set française. Garçon, un café bien serré pour mon amie.

Après quelques hésitations, j’ai pensé que ce serait peut-être l’occasion de glaner un sujet « percutant ».

Appuyée à une colonne sculptée sur laquelle courrait une treille de vigne, je détaillai les tenues des invités, oreilles aux aguets en sirotant du frais champagne. Le feu d’artifice terminé, nous passâmes à table. Le nombre d’invités, écrivains de renom, journalistes brillants, politiques rusés, femmes d’affaires réputées, artistes talentueux, avait nécessité un agencement en U des tables. Une flopée de serveurs et serveuses tout droit sortis d’une école hôtelière s’agita autour de nous pour nous servir des mets tous plus délicats et savoureux les uns que les autres. Les dénigrements ou les vilenies allaient bon train, c’étaient des bonbons qui se suçaient avec avidité, comme si propager une rumeur ou humilier était la panacée de la réussite. Je fus stupéfaite de constater avec quelle verve mordante, Yolande fustigea une invitée dont le fils, inspecteur des Impôts était la risée de tous. Comment une femme d’affaire aussi avisée avait -elle pu accepter de sa chair si peu d’ambition pour l’entregent, s’interrogeait à haute voix l’hôtesse. Je fus interrompue dans mon élan d’empathie pour cette mère jugée indigne, lorsque Yolande héla Clara, assise à mes côtés à l’opposé droit de la maîtresse de maison.

─ Clara présente -nous ton invitée.

Je sentis tous les regards converger vers moi. Sans lever la tête, je savais la Fauderche prête à sonner l’hallali quand soudain nous entendîmes une forte déflagration. Nous pensâmes à un pétard retardataire, mais lorsque deux autres coups firent entendre leur écho, plus de doute des coups de feu et du gros calibre venaient d’être tirés. Les couverts valsèrent dans les assiettes, lorsque les convives se levèrent d’un mouvement parfaitement synchrone pour se réfugier dans le grand salon où Yolande appela la gendarmerie.

─ Oui brigadier trois coups de feu du côté du village jouxtant ma propriété.

─ Comment s’appelle ce village, hasardai-je, auprès d’une invitée dont je ne connaissais pas le nom.

─ On ne sait plus car on l’a rebaptisé le village de la vieille du 14.

Devant mon interrogation silencieuse, Yolande se fit un plaisir de me brosser un portrait de cette vioque aux doigts gondolés par l’arthrose, affublée de culs de bouteille faisant office de loupe sur le nez, pour cacher ses yeux nacrés de cataracte. Elle vivait solitaire, recluse, seule sa silhouette derrière sa vitre de cuisine trahissait la vie en son cloître. Elle était assise devant sa fenêtre du lever au coucher du soleil à épier toute la vie et la joie au dehors de sa maison. Elle avait l’allure de celle qui est prisonnière de son passé tissé de souvenirs trop lourds pour oser les montrer en public. Il n’en fallut pas plus pour que je quitte cette réception guindée, et que je me rende dans le village en question. Une vieille à la fenêtre c’était un témoin remarquable.

Lorsque j’arrivai dans la rue principale, je me guidai aux lumières bleues et rouges des gyrophares des pompiers et ambulanciers. La gendarmerie était déjà sur les lieux et posait un cordon de sécurité. Des personnes pleuraient, d’autres hurlaient – quelle horreur ! C’est monstrueux ! – des bribes de conversations, je compris que nous étions devant le 14, la maison de la vieille à la fenêtre. Mon sang ne fit qu’un tour, celle qui avait cuit les trois quarts de son pain aurait – elle un pied dans la tombe ? S’était-elle suicidée par dépit ou plus émoustillant pour la chroniqueuse judiciaire que j’étais, l’avait-on assassinée ? je sentis l’odeur du cadavre encore chaud s’installer comme une chape de fonte. La foule attendait la confirmation du décès de la birbasse. L’arrivée de huit gendarmes armés de fusils-mitrailleurs et protégés de gilets par balles créa la surprise parmi les curieux. Comment un cadavre pouvait -il représenter un danger nécessitant un tel aéropage de répression de la violence ? Me faufilant parmi les badauds, j’aperçus trois tas de chiffons sur la chaussée. C’était donc cela qui causait tant de remue-ménage en cette soirée. C’est alors que nous prîmes tous la mesure de l’horreur de la situation, lorsque deux gendarmes retournèrent délicatement les chiffons. Celle qui n’était plus cotée à l’argus avait tué trois gamins. Le gamin qui pour s’amuser lui avait montré ses fesses et son appareil trois pièces pour gagner un pari débile d’ados, selon la rumeur des badauds. Une information à vérifier. Dans la folie meurtrière, elle avait aussi fait passer de vie à trépas ses deux copains. L’ancienne apparu alors dans l’embrasure de sa porte d’entrée avec à la main, le vieux fusil de son défunt mari, celui-là même qu’il avait utilisé pour défendre le pays dans la dernière guerre. Le silence se fit dans l’assemblée agglutinée devant sa maison. On ne sait si c’est le poids de l’arme, ou un moment de faiblesse face aux yeux accusateurs qui la fixaient, mais elle releva le canon menaçant de l’arme. Des crépitements des hommes de la brigade d’élite s’ensuivirent et firent comme un bruit de feu d’artifice.

J’avais un article percutant.

21 Comments

  • Ouf ! Quelle fin. J’ai beaucoup aimé ton texte Mijo. Je le trouve bien ficelé, avec des descriptions justes, bien dosées, avec tout de même des touches d’humour sur ce monde du journalisme. Et comme pour le texte de chez Pascal, un choix bien guidé sur les patronymes ;). Belle journée à toi !

    • Merci Sabrina, oui j’explore des caractérisations de personnages dans le genre noir. L’écriture du roman est en cours avec une forte pression. 3àà pages c’est beaucoup, je vise plutôt 250 maxi.

  • Toujours aussi croustillant et percutant – BRAVO MIJO ! une lectrice fidèle

    • Merci Patricia de ta fidélité. Courage pour les cours de FLE:)

  • Hello Marie-Josee,

    J’ai bien aimé ton histoire. Tu nous balades d’un personnage et d’un lieu à l’autre sans qu’on sache où tu veux en venir.
    J’ai vu ailleurs que tu avais rencontré ton idole en littérature.
    Persévère !

    Jean-Claude

    • Merci jean-Claude de ta lecture et de tes encouragements. Oui je persiste dans l’écriture, un roman en cours.

  • Bonsoir Mijo. J’adore cette histoire ! J’adore le portrait au vitriol de Yolande Fauderche ! La vieille du 14 n’est pas mal non plus dans son genre. Tes personnages sont très bien caractérisés.Toujours du style, de l’humour. Les ragots c’est quand même un loisir bien répandu, qui nuit beaucoup et qui ne coûte rien.
    La chute aussi est réussi. Un grand bravo §

  • Chute réussie ! (la chaleur me fait perdre mes moyens !)

  • Nous y sommes dans cette réception prétentieuse provinciale 🙂 tout est bien posé, les personnages détestables. La copine pédiatre sympa et cette chute avec cette vieille ronchonne !
    Tu nous a tué Mijo.
    Bravo

    • Merci Patrick, 🙂 il va falloir vous ressusciter avec humour alors 🙂 Oui la nouvelle à chute me plaît bien :)Comme disait Bertrand c’est cela que retient le lecteur. Pour la réception dans ce milieu détestable, je me suis nourrie d’une expérience personnelle. Cela m’a aidée pour poser l’ambiance. Néanmoins , je dois toujours faire une recherche de vocabulaire avant un texte, genre champ lexical du thème. Cela prend du temps, plus que d’écrire 🙂

  • Bravo! bien ficelée, ton histoire!
    j’espère que dans le prochain épisode tu enquêteras sur le passé de la tireuse 😉

    • Merci de ta lecture et de ton enthousiasme Adrienne. Effectivement une histoire de plus qui s’ajoute aux autres pour lesquelles il me faut écrire une suite, tant les personnages sont attachants, surprenants bref qui ne laissent pas le lecteur indifférent. Pour l’heure j’ai une Marguerite sur le métier, pour qui je dois tisser une toile d’aventures « percutantes ».

  • Excellent ce dessin ! Tu manies le langage à la perfection ! Tout y est les jeux de mots, l’humour et une petite escarmouche au passage sur cette poignée de gens qui façonne la société française. Tu nous régales d’un panel de personnages variés et caustiques. Et la vieille du 14 n’y a vu que du feu !

    C’est partie pour de nouvelles aventures avec Marguerite ?

    A très bientôt

    Marie Christine

    • CC Oui Marie-Christine suis sur le pont avec les aventures de Marguerite. ce qui me semblait évident au premier abord de part la profusion des sujets cibles de la sexagénaire, est en réalité plus difficile à mettre en mots.

  • Bravo ! Je retrouve là ton humour et tes tournures de phrases et d’esprit croustillantes ! Moi qui appréhende la consigne de l’Esprit livre qui consiste à « oser le registre comique », je peux prendre de la graine dans tes écrits. Humour et précision quand il s’agit de décrire certains microcosmes.

    • Coucou Nadine,
      Merci de tes compliments. J’ai appris lors de mon passage à ELS, que l’humour était un ingrédient qui pouvait s’adapter à tous les registres, mais une épice qu’il fallait beaucoup travaillé pour faire mouche 🙂 Tout le monde peut y parvenir dès lors qu’on aime écrire comme toi 🙂

      • Toujours un régal de te lire Mijo ! J’ai aimé cette histoire si bien racontée avec une chute qui ne laisse pas indifférent – parfait en effet pour un article au sommet !

        • Merci Marie de ton passage. Les histoires à chute percutante, m’attirent de plus en plus 🙂

  • Toujours aussi croustillant de te lire Mijo… c’est super ! au plaisir de te retrouver un de ces jours…
    Patricia Tupa

  • Tu nous tiens bien en haleine, Mijo.
    Et quelle bonne description de cette madame Fauderche !
    Je te souhaite une bonne journée.

    • Merci Jean-Louis de ta lecture, je me suis un peu emmêlé les pinceaux. Car je voulais poster un autre texte. Je ne sais plus comment faire une campagne sur sendinblue.

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