Une mission pour Sophie la girafe.

Arnaud se réjouit de cette vue au soleil couchant qu’il aperçoit de son cockpit. Il est heureux, ce soir il fait sa demande en mariage. Le cœur léger, il vérifie son tableau de bord, car le vent souffle fort. La piste de l’aérodrome est en vue quand soudain:

—Bordel, tu vas te redresser ! Hurle le pilote.

Hélas, il a sorti son train d’atterrissage trop tôt. En ce mois d’octobre les alizées sont violents, en particulier avec la marée montante. La piste de l’aérodrome jouxte la plage de Magenta. Une rafale plus forte que les autres, a dévié le Cessna de son axe. Le pilote remet les gaz, vire à droite pour s’aligner à nouveau. Il se trouve dans un couloir aérien où la force du vent, lui fait se crisper les doigts à s’en blanchir les phalanges sur le manche. Trop tard, les roues heurtent les araucarias géants à flanc de colline sur la droite de la piste. Tout s’enchaîne très vite, le sol de la mangrove se rapproche plus vite, pas le temps de lancer un « may day ». Dans un fatras de branches arrachées, de carlingue froissée, de trois ricochets entre les palétuviers et quelques rochers, d’un bruit sourd, amorti par le sable et la vase, d’une envolée de martin pêcheurs et cormorans, le petit avion se crashe tuant tous ses occupants sauf une, moi.

Je suis légère. Je crois flotter, et j’ai même un goût salé dans la bouche. Mes paupières sont lourdes et aucun mouvement ne me semble possible. Je crois que je me détache de mon corps. Mais où suis-je ? Qu’est ce qui s’est passé ? Il y a eu des cris, des bruits métalliques, un goût salé mélangé à de la boue, puis c’est le silence et le noir. J’ai la sensation d’être portée par un nuage, c’est agréable, moelleux. Enfin la lumière revient. Ils sont bizarres ces gens, ils se déplacent sur des petits nuages comme des coussins qui n’ont ni roues ni volant. De drôles de trottinettes.

Les pompiers de l’aérodrome doivent désincarcérer les corps du pilote et de mon papy. Quant à « Mémé chapeau » et le couple qui nous accompagnait, leurs blessures trop importantes ne leur ont laissées qu’un répit de vie, le temps du transport en ambulance à l’hôpital Gaston BOURRET. Alors que le capitaine de l’équipe de sauvetage, discute avec l’inspecteur de police dépêché sur place pour le constat d’usage et la récupération de l’enregistreur de vol, un sergent des pompiers rapporte un doudou d’enfant. Tous les regards s’interrogent mutuellement et d’une même voix crient : « Le manifeste des passagers ! Vite, il faut le retrouver ! »

C’est drôle, je vois ces pompiers  qui s’agitent, moi, je veux récupérer mon doudou, c’est Sophie la girafe, mais pourquoi ne m’entendent –ils pas? je crie pourtant très fort : « Coucou je suis là, elle est à moi cette Sophie ». FFfff, les grands font n’importe quoi, j’vous jure.

—Capitaine,  ya une gamine de six ans sur le manifeste !!

—Putain les gars, la marée monte dans la mangrove, et la nuit arrive. Retrouvez-moi cette gamine !

Bon il va falloir que j’attire leur attention, car là je vois mon corps qui commence à baigner dans l’eau salée, beurk j’ai plein de sang sur la tête ! J’ai froid maintenant, ya de l’eau salée qui rentre dans mon nez. Mes lèvres me brûlent, mon œil aussi. Je n’ai pas la force de les guider je m’endors. Le noir revient. Où sont les petits nuages et les gens qui me souriaient ?

—Lieutenant Casey au rapport ! crie le capitaine.

—Toujours rien chef !

—Encore trente minutes avant la nuit les gars ! Bougez-vous, une gamine compte sur nous pour survivre ! J’appelle l’unité 10/3 de Dumbéa en renfort, et j’ai demandé un hélico.

Mon corps devient aussi froid dehors que dedans. J’entends mon cœur qui bat de plus en plus doucement. Je ne me vois plus d’en haut.  Je ne vois plus rien d’ailleurs. Je sens que je vais m’endormir.

La radio grésille, et brise le silence pesant.

—Chef ! on l’a !! Inconsciente, grave traumatisme crânien avec fracture ouverte. Blessures importantes à la face. Pouls très faible. Probable coma et pronostic vital engagé. Grosse perte de sang.

—Magnez-vous les gars, l’hélico vous attend !

Le capitaine serre dents et poings, ses hommes le savent, lui qui a perdu son fils de trois ans dans un accident de la route, est à cran.

Pendant ce temps à la tour de contrôle, un homme est abattu, les yeux cernés de noir par le choc qu’il vient de recevoir. Ses beaux-parents décédés dans cet accident et sa fille, sa précieuse enfant, introuvable. Lorsqu’il comprend que Sophie la girafe est retrouvée, il s’angoisse un peu plus, craignant que ce ne soit encore un corps qu’on lui présente.

Je ne comprends rien, j’ai mal au cœur. Il se serre, se comprime. Je sens que je m’étouffe. J’entends une voix très loin qui crie :« elle s’enfonce, faut la choquer !

—Choc à 200 ! Dégagez !

Rien ne se passe. Je flotte au-dessus de mon corps. Beurk mais que je suis laide avec tout ce sang, mes lèvres arrachées et cet œil presque sorti. C’est dégueulasse, pire que lorsque tonton vide le cerf qu’il vient de rapporter de sa chasse. Pourtant je n’ai plus froid, et je n’ai mal nulle part.

—Allez petite, reviens.dit une infirmière pompier pendant son massage cardiaque.

—On la perd putain ! Choc à 300 ! Et encore une dose d’adrénaline ! Dégagez !

—Christine, ses blessures sont trop graves. Pas d’acharnement ! Lance sa coéquipière.

—Nan ! J’y crois, je veux sauver cette gamine!

Tout en poursuivant son massage cardiaque, Christine invective l’enfant, la sommant  de revenir.

Mais que se passe-t-il à nouveau ? Qui m’appuie ainsi sur le cœur ? J’ai encore froid. Je veux dormir, moi. Pourquoi on m’empêche de dormir ? Oh j’ai envie de vomir..

Oui !!! Bravo choupette, reste avec moi, s’exclame Christine qui ne peut retenir ses larmes de joie.

Je tousse et j’ai très mal à la tête. J’essaie d’ouvrir les yeux, mais un seul me fait voir la jolie infirmière. Des tuyaux me gênent dans le nez et la gorge.

N’aie pas peur, le masque t’aide à respirer.

Je pleure. Je veux Sophie.

Pour détendre l’équipe, le lieutenant Casey lance :

— La team 88 et Sophie la girafe, « one point », La Mort zéro.

8 Comments

  • Bonjour Marie-Josée,

    Que dire de cette nouvelle mise à part qu’elle est très bien écrite et légère. Lire le point de la petite qui essaie de se manifester auprès des secours rend l’histoire plus vivante et touchante quand on lit la chute finale, l’ambulancière persuadée de pouvoir la sauver ne lâche rien et la petite fille revient à elle.

    Merci pour ce moment de lecture. Au plaisir de te lire.

    Passe de bonnes fêtes de fin d’année.

    Vanessa

    • merci Vanessa de ta venue sur le blog et de ton enthousiasme. De joyeuses fêtes de fin d’année à toi.

  • Bravo ! une fois de plus pour cette nouvelle.
    Histoire tellement vraie tout en étant très originale…
    bonne continuation

    • Oui Patricia, je peux dire que c’est une nouvelle inspirée de faits réels.

  • frais, léger, pétillant on a envie d’aider la petite fille et on s’éloigne avec elle pour revenir à la vie.Une écriture qui nous transporte et nous captive dès les premiers mots.On vit et on souffre avec les personnages dont les émotions s »animent sous la plume habile de Mijo!

    • Merci Alessandra, de ta venue sur le blog et de ta lecture. La difficulté dans ce type de texte, est bien de faire ressentir au lecteur les émotions vécues et ressenties par le protagoniste de l’intrigue. Le choix du vocabulaire devient essentiel. Bon week end.

  • Ma cops…..émotion en lisant tes lignes …

    • Merci copain du Caillou 🙂

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